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Mais cette fois-ci, elle ne passa pas sa colère sur lui.

Elle vint dans sa chambre ; elle n’avait pas enlevé son parka, dont la fermeture à glissière était simplement ouverte. Elle se mit à faire les cent pas, nerveusement, sans même le regarder. Elle tenait toujours le morceau de papier à la main, qu’elle agitait de temps en temps sous son propre nez comme pour se punir elle-même.

« Dix pour cent d’augmentation des impôts locaux ! Voilà ce qu’il a dit ! Nantissement ! Avocats ! Paiements trimestriels, il a dit ! Défaut de paiement, retard ! Biscornouille ! Biscornouille de biscornouille ! »

Il poussait des grognements qu’étouffait le chiffon, mais elle ne tourna même pas la tête. Elle était seule dans la pièce. Elle allait et venait de plus en plus vite, fendant l’air de son corps compact. Il se disait qu’elle allait réduire le papier en confettis, mais il semblait qu’elle n’osait pas le faire.

« Cinq cent six dollars ! » s’écria-t-elle, brandissant cette fois le papier sous le nez de Paul. Elle arracha d’un air absent le chiffon de sa bouche et le jeta sur le sol. Il laissa tomber la tête sur le côté, hoquetant comme s’il était sur le point de vomir. Il avait l’impression que ses bras se détachaient peu à peu des épaules. « Cinq cent six dollars et dix-sept cents ! Ils savent pourtant que je ne veux voir personne ici ! Je leur ai dit, non ? Et regardez, regardez ! »

Il eut un autre hoquet et émit un bruit de rot désespéré.

« Si vous vomissez, vous resterez dedans, j’en ai peur. On dirait que j’ai une autre casserole sur le feu. Il a parlé d’un nantissement sur la maison. Qu’est-ce que c’est que ce truc, encore ?

— Les menottes…, coassa-t-il.

— Oui, oui, fit-elle avec impatience. Par moments vous êtes un vrai bébé, vous savez ! » Elle sortit la clef de la pochette de sa chemise et le repoussa plus loin sur la gauche, lui enfonçant le nez dans les draps. Il cria, mais elle ignora ses plaintes. Il y eut un cliquetis, un grincement, et il se retrouva les mains libres. Il s’assit, la respiration haletante, puis se laissa lentement glisser contre les oreillers, prenant garde à bien pousser les jambes droit devant lui ce faisant. Il vit deux sillons pâles sur ses poignets, qui se mirent à rougir peu à peu sous ses yeux.

L’air toujours aussi absent, Annie glissa les menottes dans sa poche, comme si ces méthodes de discipline policière étaient des choses aussi courantes, dans les maisons honnêtes, que la présence de Kleenex ou de portemanteaux.

« Qu’est-ce que c’est qu’un nantissement ? reprit-elle. Est-ce que ça veut dire que ma maison leur appartient ? C’est bien cela ?

— Non, répondit-il. Ça signifie que vous… » Il s’éclaircit la gorge et eut droit à une autre bouffé de l’odeur immonde du chiffon. Sa poitrine se souleva, et il hoqueta de nouveau. Elle n’y fit pas attention, se contentant de le regarder avec une expression d’impatience. Elle attendait qu’il pût parler. « Juste que vous ne pouvez pas la vendre.

— Juste ? Juste ! Vous avez de drôles d’idées sur ce qui est juste, Monsieur Paul Sheldon. Mais je suppose que les ennuis d’une pauvre veuve comme moi ne doivent pas paraître bien importants aux yeux d’un Monsieur Je-Sais-Tout comme vous.

— Bien au contraire. Je pense que vos ennuis sont aussi les miens, Annie. Je voulais simplement dire qu’un nantissement n’était pas bien grave comparé à ce qu’ils pourraient faire, si vous aviez des arrérages importants. Est-ce le cas ?

— Des arrérages ? Cela veut dire que je suis dans le rouge, n’est-ce pas ?

— Dans le rouge, en retard, oui.

— Je ne suis pas un clodo irlandais qui fait les poubelles, moi ! (Il vit apparaître l’éclat de ses dents, comme sa lèvre supérieure se soulevait.) Je paie mes notes. Simplement… cette fois, j’ai simplement… »

Vous avez oublié, hein ? Vous avez oublié, tout comme vous avez oublié de changer le mois de février sur le foutu calendrier. Oublier d’effectuer son règlement trimestriel d’impôts locaux est fichtrement plus grave que d’oublier de tourner la page du calendrier, et vous êtes dans tous vos états parce que c’est la première fois que vous oubliez quelque chose d’aussi important. Le fait est que vous allez de plus en plus mal, Annie. Chaque jour de plus en plus mal. Les psychotiques peuvent s’en sortir tant bien que mal, lâchés dans le monde, et parfois, comme je crois que vous le savez bien, ils se tirent même de très sales affaires. Mais il arrive un moment où le contrôle de sa psychose devient de plus en plus difficile. Vous vous rapprochez chaque jour un peu plus de ce moment… et quelque chose en vous le sait.

« Je n’ai simplement pas eu le temps de m’en occuper », admit Annie, l’air boudeur. « Avec vous à la maison, j’ai été plus occupée qu’un poseur de papier peint manchot. »

Une idée lui vint à l’esprit, une idée vraiment très subtile. Il avait l’impression de pouvoir en retirer un nombre incalculable de bons points. « Je sais bien », fit-il avec le ton de la sincérité. « Je vous dois la vie, et depuis je ne vous ai causé que des embêtements. Je dois avoir environ quatre cents dollars dans mon portefeuille. Je vous les offre volontiers pour payer ces arrérages.

— Oh, Paul… » Elle le regardait, l’air à la fois ravie et honteuse. « Jamais je ne pourrais prendre votre argent-

— Ce n’est pas le mien. » Il lui sourit de son sourire de charme numéro un (Vous voyez bien qu’on vous aime, ma mignonne). En lui-même il pensa : Ce que je veux, Annie, c’est qu’il vous prenne une de vos absences au moment où j’aurai un couteau sous la main. Je suis sûr que j’ai assez de liberté de mouvement pour m’en servir. Et vous vous retrouverez à rôtir en enfer avant même de savoir que vous êtes crevée. « Il est à vous. Disons qu’il s’agit d’un acompte, si vous préférez. » Il se tut puis ajouta, prenant un risque calculé : « Si vous vous imaginez que je ne sais pas que sans vous, je serais mort, c’est que vous êtes folle.

— Paul… je ne sais pas…

— Je suis sérieux. » Il laissa son sourire se transformer en ce qu’il espérait être une expression de sincérité victorieuse (pourvu, mon Dieu, qu’elle le soit !). « Vous avez fait plus que me sauver la vie, figurez-vous. Vous en avez sauvé une deuxième. Parce que sans vous Misery serait encore dans sa tombe. »

Elle le regardait maintenant avec des étoiles dans les yeux, ayant oublié le papier qu’elle tenait à la main.

« En plus vous m’avez montré que je m’étais fourvoyé, trompé de chemin. Rien que pour cela, je vous dois bien davantage que quatre cents dollars. Et vous allez me mettre très mal à l’aise si vous les refusez.

— Eh bien… je… très bien… merci.

— C’est moi qui devrais vous remercier. Puis-je voir ce papier ? »

Elle le lui tendit sans protester. Il s’agissait d’un simple avertissement pour retard de paiement. Le nantissement n’était qu’une formalité. Il parcourut rapidement le formulaire et le lui rendit.

« Avez-vous de l’argent à la banque ? »

Elle détourna les yeux.

« J’en ai un peu de côté, mais pas à la banque. Les banques ne m’inspirent pas confiance.

— Ils disent qu’ils ne peuvent effectuer le nantissement avant le 25 mars, si les arriérés n’ont pas été payés. Quelle est la date, aujourd’hui ? »

Elle fronça les sourcils en regardant le calendrier. « Bonté divine ! Il n’est pas à jour. »

Elle détacha la feuille, et le garçon au traîneau disparut – c’est avec une absurde pointe de regret que Paul le vit s’évanouir. Mars s’ornait d’un torrent de montagne qui se précipitait en bouillonnant entre des sommets enneigés.

Elle étudia le calendrier pendant quelques instants d’un œil de myope, puis déclara : « C’est aujourd’hui, le 25 mars. »

Bon Dieu, déjà, déjà, songea-t-il.

« Évidemment, c’est pour cela qu’il est venu. » Pas pour vous dire qu’ils allaient hypothéquer votre maison, Annie, mais qu’ils seraient obligés de le faire si le paiement n’arrivait pas avant la fermeture des bureaux, ce soir. Ce type essayait en fait de vous rendre service. « Mais si vous payez ces cinq cent six dollars avant-

— Et dix-sept cents, n’oubliez pas les dix-sept cents biscornouilles.

— D’accord, et dix-sept cents. Si vous payez avant la fermeture des bureaux, cet après-midi, pas de nantissement. Si les gens de la ville ont pour vous les sentiments que vous dites, Annie-

— Ils me haïssent, Paul ! Ils sont tous ligués contre moi !

— Alors les impôts sont un bon moyen pour se débarrasser de vous. Commencer à brandir la menace d’un nantissement à quelqu’un qui est en retard d’un trimestre pour ses impôts locaux, c’est lancer le bouchon un peu loin. Ça sent mauvais. Très mauvais, même. Il suffit que vous sautiez deux trimestres pour qu’ils essaient de vous enlever votre maison – en la vendant aux enchères. Je sais que ça paraît absurde, mais je crois que légalement ils pourraient le faire. »

Elle éclata de rire, un rire dur comme un aboiement :

« Qu’ils s’y frottent un peu ! J’en transformerais quelques-uns en passoires avant ! Je vous le dis, moi. Oui, M’sieur ! J’en ferais des passoires !

— En fin de compte, ce sont eux qui vous transformeraient en passoire, répondit-il doucement. Mais là n’est pas la question.

— Et où est-elle, alors ?

— Je suis bien sûr, Annie, qu’on trouve à Sidewinder des gens qui ont deux ou trois ans de retard dans le paiement de leurs impôts locaux. Personne n’a mis pour autant leur maison aux enchères ou envoyé leurs meubles à la salle des ventes municipale. La plupart du temps, le pire qui leur arrive est de se voir couper l’eau. Tenez, les Roydman, par exemple. (Il lui lança un regard rusé.) Croyez-vous qu’ils paient leurs impôts à temps ?

— Ces fumiers ? s’écria-t-elle. Ça m’étonnerait !

— À mon avis, ce sont eux qui ont machiné toute l’affaire. » De fait, l’idée lui paraissait plausible.

« Pas question d’y aller ! éructa-t-elle. Je ne bougerai pas d’ici ! Je leur crache dessus ! Je resterai ici et je leur cracherai dans l’œil !

— Avez-vous les cent six dollars qui permettraient de compléter les quatre cents de mon portefeuille ?

— Oui. » Elle commençait à paraître un peu soulagée.

« Parfait. Alors je vous suggère de payer cette saleté d’arrérages dès aujourd’hui. » Et pendant que vous serez au large, je verrai ce que je pourrais faire pour ces fichues marques sur l’encadrement de la porte. Et cela terminé, je crois que je chercherai comment foutre le camp d’ici, Annie. Je commence à me fatiguer de votre hospitalité.

Il réussit à sourire.

« Quant aux dix-sept cents, ajouta-t-il, je pense qu’on doit pouvoir les trouver dans la table de nuit. »

 

Misery
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